Notre corps manifeste notre histoire, personnelle et collective. Notre histoire patriarcale rigidifie notre corps et culpabilise son mouvement et son élan naturels. Identifié à n’être que cet homme ou cette femme, nous ignorons la dimension universelle au sein de notre corps qui nous relie naturellement, sensuellement, amoureusement à l’autre et à la vie. Être un avec l’autre et la vie est notre origine, notre quête et notre destinée, c’est aussi le projet du Tantra qui s’enracine dans le corps et la vie quotidienne.

Le Tantra.

Le Tantra est une voie initiatique dont le fil d’or se tisse avant notre mémoire officielle et écrite, dans le temps d’Avant où le Féminin Sacré et Masculin divin s’unissent dans une danse aimante et sensuelle au cœur de l’individu, homme ou femme. Danse qui l’unit intimement à son environnement, dans le respect sacré de toute vie. Notre vision du paradis sur Terre et dans notre corps. Que ce soit dans un temps matriarcal ou patriarcal, une polarité prend pouvoir sur l’autre, dans une vision limitée de l’être et de la vie. La voie tantrique offre elle, de réconcilier et d’unifier en nous ces deux polarités afin de sortir radicalement de l’illusion de n’être que cet homme ou cette femme, séparé du Tout. Elle invite à étreindre amoureusement et consciemment ce qui nous sépare de notre totalité ou ce que nous en avons retranché afin d’y retrouver la non dualité. C’est la seule voie qui ne retranche, ni ne rejette rien de l’expérience humaine et en considère chaque aspect comme un lieu de conscience donnant accès à l’unité. Le corps, le désir, la sensualité, et même la sexualité sont des lieux de conscience, comme d’autres. Il en a bien d’autres… Ils ont ceci de particulier que le frémissement de la vie y est intense. Ma pratique professionnelle d’animatrice de Tantra depuis quinze ans, de thérapeute de couples et d’individus autant que ma recherche personnelle me conduisent à discerner combien « le corps, la sensualité, le désir » sont la beauté frémissante du Tantra, mais aussi la raison de son travestissement. Le Tantra n’est pas une forme plus ou moins exotique de thérapie sexuelle, de justification spirituelle à l’expression de fantasmes sensuels où la sexualité serait un moyen magique d’atteindre l’absolu. Non c’est une ascèse parfois ludique, qui propose une présence aimante et consciente à ce qui est là, et invite un pas plus loin à y retrouver l’absolu.

Nous maltraitons notre corps comme nous maltraitons le féminin et la Terre.
Ce qui est là en nous est bien souvent notre corps rigide, nos peurs et nos automatismes, notre absence à nous-même et à l’environnement. Dans notre monde patriarcal où les valeurs du féminin sont méprisées, contrôlées, abîmées, le corps est incité à la performance et à la compétition. Non seulement sur les terrains de sports, ou dans les indices bancaires, mais aussi au creux de l’oreiller. Les femmes s’inquiètent en secret de connaître les normes d’une bonne fellation et les hommes cherchent le truc magique, le point G ou X qui fera d’eux un super coup. Le miroir est un juge terrible qui nous compare et assigne à notre corps des critères arbitraires dont le dogme ne s’écrit plus dans les églises mais dans la presse people. Les images de violence polluent notre vie quotidienne et la sensualité exhibée dans les médias en est plus ou moins consciemment empreinte. La mise en pâture médiatisée de la vie privée est à la mesure de l’envolée de la chirurgie esthétique. Si les enfants ne reçoivent plus de coups de règle, ils intègrent tôt qu’il y a peu d’élus et qu’il faut se dépêcher, se tendre vers, au risque de paralyser ce que dit leur cœur, ce que sent leur corps, ce vers quoi les pousse spontanément la vie en eux, à travers eux. Les exemples sont sans fin de combien nous maltraitons notre corps, sans en avoir même conscience.
Le corps est l’aspect de notre féminin, que nous soyons homme ou femme, qui matérialise notre histoire et nos choix de chaque instant. Regardons comment nous traitons les corps, nous comprenons comment nous traitons la Terre.
Parallèlement, dans notre sexualité essentiellement masculine, le temps s’accélère vers le but, le faire, les mouvements s’emballent et le regard s’absente dans l’émotion, le corps se tend, les organes génitaux se durcissent. Le geste, la caresse, la parole sont porteurs d’intention, de condition, d’attentes, d’automatismes et d’à priori. L’être se résume à ses organes génitaux, au mieux aux zones érogènes. L’exacerbation des sens met en charge une tension sensorielle afin de connaître le soulagement certes plaisant de la décharge. Nous l’enrobons de romantisme, d’érotisme. Le droit à l’orgasme prend le pas sur une complicité moins spectaculaire, plus vulnérable, de deux êtres dans la nudité de l’être. Collectivement la sensualité, la sexualité, la relation au corps, sont contractées, stéréotypées, limitées, si ce n’est abîmées tout comme l’est collectivement notre relation au féminin. Le patriarcat, à travers la domination du masculin, nous laisse absents au corps et au plaisir, coupables surtout les femmes d’un péché originel, coupables du désir vibrant dans nos entrailles. Coupables de la vie en nous.

L’énergie de vie est par nature sensuelle. Et merveille, au bout de l’organe sensoriel, l’ego se détend et donne accès au sans limite.
Une vague dans la mer est par nature sensuelle. La nature est sensuelle par nature. Le vent est sensuel, le soleil, la pluie, la terre, les fleurs, la danse des roseaux, un chaton auprès de sa mère… L’expression de la vie est sensuelle, car l’ondulation de l’énergie est sensuelle. Honorer la vie invite à célébrer la dimension sacrée car vitale de la sensualité. Il est nécessaire et c’est un des projets du tantra de retrouver par nos sens le goût de la vie. Se laisser traverser par un son, une musique. Être un avec le vent. Fondre dans l’eau de son bain. Plonger dans un ciel pur, sans cligner. Goûter un met délicieux avec toute la bouche, la langue, le nez en éveil et laisser couler doucement dans la gorge. Déployer, libérer notre système sensoriel, saturé d’aspartame, de colorants, d’activateur de goût, de stimulation, d’excitation. Oser sentir. Oser sentir aussi que, sans l’excitation, la sensation est si fine qu’elle paraît inexistante. Oser le vide où l’on est si proche de soi-même et de sa vulnérabilité. Libérer sa sensualité demande de redécouvrir une véritable sensorialité, par soi-même, indépendamment de l’autre. Au bout de l’organe sensoriel, de la vue, de l’écoute, de l’odorat, du goût, du toucher, l’ego se détend avec le corps. Il reste simplement la communion avec le Tout. Voilà ce que propose le yoga des sens du Vijñânabhaïrava tantra :

« Fonds-toi dans la joie éprouvée lors de la jouissance qui ravit les sens. Si tu n’es plus que cette joie, tu accèdes au divin. »

 « Lorsque tes sens frémissent et que ta pensée atteint l’immobilité, entre dans l’énergie du souffle et, au moment où tu sens un fourmillement, connais la joie suprême. »

« Là où tu trouves satisfaction, l’essence de la félicité suprême te sera révélée si tu demeures en ce lieu sans fluctuation mentale. »

N’être plus que cette joie, entrer dans l’énergie du souffle, sans fluctuation mentale…
Rien qu’une minute… Puis deux… Puis trois… Et faire de chaque acte de notre vie un yoga conscient et aimant. Le Tantra n’est pas appel à l’hédonisme ou à la complaisance mais bien une ascèse, ludique oui et infiniment profonde. Il peut offrir aux êtres en chemin une dimension grandement réconciliatrice avec la sensorialité débarrassée de tout fantasme sensuel et préalable à une sensualité présente à l’instant et non tendue un but. Alors les êtres blessés dans leur intégrité sexuelle enfant redécouvrent le plaisir de sentir, ressentir. Et les autres découvrent au cœur de la vie quotidienne un espace de joie et de plaisir infini qui n’a plus besoin de circonstances spéciales pour se déployer. Le plaisir du corps retrouve sa nature originelle, innocente, pure, joyeuse, animale, naturellement sensuelle. « Laisse l’éther pénétrer ton corps, fonds-toi dans l’indicible spatialité de ton propre esprit.

  » Laisse pénétrer… Laisse pénétrer l’éther, le subtil… Ouvre-toi au féminin en toi… Et fonds-toi dans l’espace…

« Suppose que ton corps est pure spatialité lumineuse contenue par la peau et accède au sans-limite. » Expérimente l’espace lumineux en toi contenu par la peau et découvre le sans limite là où semble la limite. Alors connais la liberté véritable.

La relation à l’autre chargée de notre incomplétude et de nos attentes inconscientes a besoin de retrouver le geste pur et la spontanéité.
Pourquoi développer sa sensorialité indépendamment de l’autre ? Quand l’autre est là, tout se complique et la sensualité se filtre d’attente, de projection, l’ego observe et utilise les sens pour obtenir quelque chose en relation à l’autre et non pas pour ressentir ce qui est là, juste là. Quand le pressentiment de la communion avec le Tout s’installe, même quelques instants, entre soi et Soi, cela détend infiniment la relation à l’autre qui sinon porte l’attente plus ou moins consciente d’être l’accès à cette dimension subtile.
Dans mes séminaires, je porte l’attention sur le couple intérieur. Chaque pratique ou chaque exercice peut se faire indépendamment avec un homme ou une femme. Je privilégie les tirages au sort afin de détendre les préférences de la personnalité. Et combien je peux témoigner de guérisons à travers un partenaire que la personnalité n’aurait pas spontanément choisi. Dans la relation à l’autre, ce qui nous anime si souvent est de fuir notre incomplétude en espérant pathétiquement que l’autre va la masquer et même la combler. Et s’il la comble temporairement, nous sommes tels deux cannibales cautionnés par le romantisme. Nous nous vivons incomplets d’avoir été identifié à n’être que cet homme ou cette femme coupé du Tout. Nous avons à retrouver, libérer ce couple intérieur qui fait de nous des êtres complets qui entrent en relation pour la joie, le bonheur, le plaisir de partager.

Quand cette profondeur s’installe, je propose dans mes séminaires une méditation à deux à travers le toucher. La musique guide vers le ressenti du cœur afin que le cœur « sente à nouveau » que nous sommes Un, chacun complet libre de communier ce qui nous relie. Il n’y a plus alors deux partenaires, mais l’un est le prolongement de l’autre, celui qui touche comme celui qui est touché. Lorsque le toucher prolonge le ressenti du cœur, lorsque le ressenti du cœur se prolonge par le toucher, les âmes dansent, les corps ondulent, le moment est magique. Laissons partager Michel et Claire partager. Ils sont partenaires d’exercices et non de vie.
Michel : « Pour la première fois, mes gestes étaient accueillis, reçus pleinement. Le sourire confiant de ma partenaire me le disaient mieux que les mots. Je me sentais juste et libre. J’ai même osé improviser au-delà des consignes ! À un moment, j’ai eu l’impression que ce n’était plus moi qui faisait, mais que cela passait par moi. C’était immense et ça vibrait. Mes gestes prolongeaient ce qui poussait en moi. Moi qui ai toujours peur de mal faire, j’étais là sans peur et vrai et juste et… Vivant. Comme si jamais je n’avais aussi vivant. Et puis d’un coup nous avons ri, mais ri, je ne sais même pas pourquoi, c’était pur, mais pur ! Pendant un instant, j’ai eu l’impression de la connaître vraiment et de tout contenir ».
Claire : « J’ai fait confiance, ce n’était pas gagné, j’ai fait confiance à la respiration et j’ai pu me détendre. Puis après un long moment d’intimité avec la musique, j’ai senti mon cœur battre au plus profond de mon ventre. En fait je ne sais toujours pas si c’était le mien ou celui de mon partenaire. Cela résonnait en moi comme le pouls de la Terre. Alors j’ai pleuré. Je ne sais pas si c’était de joie ou de peine. Je portais toute l’humanité dans mon cœur et toutes les petites filles abîmées. La beauté et la tragédie en même temps et l’amour… Cela m’a réconciliée profondément avec l’homme, comme un aspect de moi que j’avais oublié depuis si longtemps. Je me dans un corps de femme. Enfin… Merci » 
Michel et Claire honorent là combien la vie réserve d’émerveillement quand le cœur retrouve l’énergie, quand l’axe et l’alignement permet de traverser la peur et de faire un pas de plus dans la confiance au plus vaste.

 L’énergie vitale est sacrée. Car elle est vitale ! 
Dans les retrouvailles avec le corps, l’énergie vitale demande à se libérer du carcan qui l’étouffe depuis plus de 5000 ans. L’énergie vitale se déploie à travers chacun de nos centres d’énergie ou chakras, quand elle traverse notre ventre, elle est pulsion de vie, elle est énergie sexuelle et énergie d’action. Là dans nos entrailles, nous portons notre désir, notre en-vie, bien plus vaste que le désir de quelqu’un ou de quelque chose. Là où l’énergie vitale est refoulée, elle continue à être et crée la maladie. Là où l’énergie vitale stagne, l’énergie sexuelle est limitée, falsifiée, distordue, refoulée et crée la violence. Il est de salubrité publique de libérer l’énergie vitale. Les peuples premiers le savent, eux qui utilisent la transe pour non seulement libérer le corps mais aussi se relier à d’autres dimensions, d’autres niveaux de la réalité.

Je porte une attention particulière dans mes séminaires à libérer l’énergie vitale en l’invitant depuis le cœur afin qu’elle irradie dans une simplicité joyeuse, magnifique et vulnérable plutôt que de solliciter le trip énergétique, grand activateur d’ego spirituel. J’insiste toujours sur l’enracinement que je guide et sur lequel je veille afin que l’énergie puisse se déployer puissamment et sainement. Parmi mes outils privilégiés, il y a en particulier des mouvements spécifiques de 8 ou de ∞ sur toute la colonne vertébrale, fondamentaux pour libérer l’ondulation naturelle de l’énergie à travers le corps. Quand cette ondulation se libère, le corps retrouve sa nature sensuelle. C’est celle de l’enfant libre, celle du dauphin, celle de la vague de vie. La dimension de l’enfant intérieur est fort importante pour moi car c’est lui dont élan naturel a été freiné, dont le corps a été mal ou pas touché, dont la sensualité a été distordue ou interdite. Prendre soin concrètement de son enfant intérieur à travers son corps est un passage inévitable afin ne plus considérer l’autre, son partenaire de vie ou d’exercice comme un parent de substitution à qui l’on remet le pouvoir de guérir notre blessure intime d’amour.

Le chi spontané est une autre pratique qui m’apparaît essentielle pour retrouver cette communion d’amour avec son corps et cette reliance universelle à laquelle il donne accès. C’est une pratique d’écoute, d’expression de l’énergie dans sa spontanéité qui ne passe pas par la volonté et permet au chakra du ventre de s’unifier au cœur en respirant et se concentrant sur des points spécifiques. Ceci permet au mental de lâcher prise et laisse l’énergie du cœur descendre dans les chakras inférieurs pour les fluidifier et permet au cœur de retrouver sa place solaire.

Le corps a besoin de retrouver la danse, non pas la danse codifiée, mais le mouvement libre inspiré par la musique, par le son qui traverse le corps. L’enfant libre danse naturellement et il y trouve la joie. Certaines musiques, qu’elles soient tribales, sensuelles ou joyeuses offrent mieux que tous les mots la joie qui jaillit spontanément quand le corps entre dans son mouvement propre.

Quand l’énergie vitale se libère, elle donne aisément accès à la dimension chamanique très proche de celle du Tantra. L’animal totem, sa sensorialité propre, son accord profond avec son corps enrichit puissamment de la dimension animale non domestiquée, la sensualité. L’être peut découvrir un aspect tout à fait libérateur ou extraordinaire de lui-même comme Françoise, toute fine, tout frêle, toute chic, dans une quête de ses animaux totems : « Non mais ce n’est pas croyable, j’étais un ours. Moi un ours! Et puis, je n’ai pas hésité à gronder, à rugir même. Ô, je suis désolée pour ceux que j’ai repoussé ainsi. Mais enfin, ils empiétaient sur mon territoire. Non, je ne suis pas désolée du tout. C’était formidable. J’avais une puissance… Je n’en reviens pas. Moi, un ours ! Je ne me connaissais pas ainsi… Oh la la ! En fait, c’était délicieux d’être un ours. » Le corps de Françoise est prêt à rugir de plaisir…

Quand le corps retrouve la sensorialité naturelle, l’énergie vitale et le mouvement spontané, le ressenti et la joie du cœur, alors le corps retrouve son état tantrique d’origine. Il est tantrique car vibrant de vie. Nous goûtons la danse aimante et sensuelle du Féminin sacré et du Masculin divin au cœur de nous-même. Celle-ci nous unit intimement à notre environnement, dans le respect sacré de toute vie, la relation à l’autre est libre et créatrice. Nous commençons à réaliser que notre corps et l’univers sont d’une même nature, que l’universel se matérialise au cœur de notre corps d’une façon unique. Nous tutoyons notre nature absolue. Vaste et dense. Tangible et subtil. Universel et individuel.
Le Vijñânabhaïrava Tantra nous le dit à sa façon : « Contemple les formes indivises de ton propre corps et celles de l’univers entier comme étant d’une même nature, ainsi ton être omniprésent et ta propre forme reposeront dans l’unité et tu atteindras la nature de la conscience. »

© Diane Bellego

Article pour « Bio-Contact » Avril 2007